Le géostratégiste et spécialiste des guérillas Gérard Chaliand lui préfère néanmoins le terme de guerre irrégulière, soulignant que face aux sociétés traditionnelles demeurant capables de payer le « prix du sang », la détention de la supériorité technologique par les sociétés modernes nécessite d’être relativisée. « Irrégulière » renvoie alors aux modes d’actions de ces guerres qui contournent les voies légales du combat instituées par le droit des conflits armés.
En effet, à l’exception des guerres menées par les mouvements de libération nationale durant la décolonisation et par les mouvements de lutte anti-apartheid, les méthodes des guerres irrégulières sont généralement prohibées par le droit international.
Vieille comme le monde, ce n’est cependant qu’aux XIXe et XXe siècles que cette façon de mener la guerre fut théorisée. D’abord par les puissances colonisatrices pour réaliser les conquêtes (avec des militaires comme Callwell, Lyautey, Gallieni), ensuite par la Révolution chinoise (Mao) et les luttes de décolonisation (Giap, Amilcar Cabral). Plus récemment, la théorisation fut à nouveau le fait du « fort ». Désigné sous le nom de contre-insurrection, elle développe des méthodes de lutte contre les mouvements de libération nationale (Thompson, Trinquier, Galula) ou contre les insurrections du « monde post 11 septembre » (Petraeus). L’histoire des doctrines de guerres asymétriques est donc une succession d’émulations entre insurrections et contre-insurrections. De ce processus, se dégage l’existence d’un savoir-faire français, né à la fois des conquêtes coloniales, mais surtout des guerres de décolonisation.

Fonctionnement de la guerre asymétrique

Tous les efforts de théorisations partent d’un même constat : la présence d’un différentiel de puissance. De ce constat est tiré un enseignement : la nécessité de transformer les faiblesses de l’ennemi en forces. Pour l’entité faible, il s’agit de jouer sur la lourdeur de l’appareil militaire ennemi, d’agir psychologiquement sur les troupes adverses ainsi que sur l’opinion publique de l’entité affrontée, en portant la morale dans la guerre et la guerre dans les esprits, en développant chez l’ennemi un sentiment d’ubiquité de la menace, en ne l’affrontant que sporadiquement, en s’abritant au sein des populations civiles…
Le faible essaye à contourner la puissance du fort. Il attaque par surprise, refuse le combat direct, se cache parmi les civils, recourt à des engins explosifs improvisés... Occupant un métier ou une fonction civile le jour, il guerroie la nuit et harcèle le fort. Enfin, le faible bénéficie d’un sanctuaire (Etat frontalier, zone géographique escarpée, populations civiles) pour se replier et se ravitailler. Son but est d’obtenir la victoire par usure et découragement.
Pour l’entité puissante, cela consiste à synthétiser les méthodes de la guérilla et de la guerre révolutionnaire, à en isoler les failles, et à en retourner les outils. Il faut dès lors gagner le soutien des populations civiles (soins médicaux, instruction, lutte contre la corruption…), couper la guérilla du substrat socio-économique sur lequel elle se greffe, quadriller le théâtre des opérations, recueillir et exploiter le renseignement… L’enjeu est de parvenir à gagner le soutien de la population tout en menant des actions militaires.
La lutte contre cette forme de guerre procède sur le terrain militaire par encerclement de l’insurrection, étouffement des approvisionnements, division des factions combattantes, destructions ciblées des têtes de l’organisation ennemie et action socio-économique sur les populations civiles afin qu’elles stoppent tout soutient aux insurgés.

Système international et guerre asymétrique

Si cette forme de guerre est aujourd’hui devenue la norme (jusqu’à quand ?), c’est en raison de ce que les historiens et les polémologues appellent la transformation de la guerre. Jusqu’en 1945, régnait à la surface de la planète la guerre entre Etats, fruit du monde multipolaire des empires européens.
De 1945 à 1989, la conjonction de facteurs tels qu’un monde divisé entre Est et Ouest, la crainte d’une Troisième guerre mondiale puis d’un holocauste nucléaire, ainsi que la décolonisation, ont produit une multiplication des guerres asymétriques. La peur mutuelle des deux supergrands américains et soviétiques, détenteurs du feu nucléaire, leur interdisait de s’affronter directement, a fortiori après la violence de la Guerre de la Corée. Ceux-ci se sont alors affrontés par le truchement de guérillas nationales et régionales, permettant ainsi de leur éviter toute mise en cause directe.
A partir de 1989, l’effondrement de l’URSS met fin à la bipolarité et consacre l’avènement de l’unipolarité, derrière l’hyperpuissance américaine. Le monde est alors dominé par une Amérique sans rivale, régnant sur un système international lui même contrôlé par les Etats nations. Face à une telle concentration de la puissance, il n’existe que deux moyens de contester la répartition mondiale du pouvoir. Soit tenter de se doter des attributs de la puissance (nucléaire militaire, capacités de projection militaire, indépendance énergétique par diversification des approvisionnements, poids dans les instances internationales…), soit renoncer à cette quête classique en tentant de brûler les étapes par contournement des cadres politiques, juridiques et stratégiques courants. C’est parce qu’il existe de nombreuses entités politiques faibles, et que la quête classique de la puissance est longue, fastidieuse et incertaine, que les méthodes de guerres asymétriques, qu’il s’agisse de guérillas ou de terrorismes séduisent et pullulent à la surface du globe. Tel est le défi contemporain des Etats détenteurs de la puissance. Mais le retour de la multipolarité, avec l’érosion de la puissance américaine, le retour de la Russie, la montée de la Chine, de l’Inde, du Brésil, de l’Iran… sonne peut être le glas des guerres asymétriques comme norme et le retour des guerres inter-étatiques.
A ces bouleversements du système international s’ajoute le poids de la transition démographique. Il s’agit du phénomène par lequel une société, passe de taux de natalité et mortalité élevés, à des taux de natalité et de mortalité faibles. Une telle transition, à l’issue de laquelle les cellules familiales font moins d’enfants et les sociétés humaines sont moins confrontées à la mort – qu’il s’agisse des enfants morts en couche, des épidémies, des guerres… – modifie radicalement le rapport des hommes à la mort, et par voie de conséquence à la guerre. Relativement acceptable avant la transition démographique, la mort et la guerre deviennent inacceptables au sein des sociétés modernes et pacifiées ayant effectué cette transition. Pour les Occidentaux, la prise de conscience du changement de rapport à la mort, intervient par sauts successifs. Alors que la Seconde Guerre mondiale avait été gagnée au prix (entre autres) de la mort d’environ 400 000 soldats américains et 200 000 soldats français, la France perd l’Algérie avec 24 000 morts, les Etats-Unis perdent le Vietnam avec 58 000 morts, les paras français et les marines américains se retirent du Liban avec 301 morts lors des attentats du Drakkar et de l’aéroport de Beyrouth, les Etats-Unis quittent la Somalie avec 18 morts… Actuellement, l’ISAF déplore 1147 morts en Afghanistan et la coalition 4612 morts en Irak.

Enjeux actuels de la guerre asymétrique

En Irak, c’est par la lecture répétée des ouvrages des militaires Français David Galula et Roger Trinquier, que le général David Petraeus est parvenu à réduire la violence et a éviter la guerre civile. La stratégie de Petraeus a consisté à accroître les troupes, à obliger les GI’s à vivre au sein de la population, à acheter les différentes tribus sunnites pour les retourner contre Al Qaida ainsi qu’à réaliser une campagne d’assassinats ciblés contre les têtes de l’insurrection, tout en tentant de contrôler strictement l’information, du champ de bataille à l’opinion publique américaine, voire occidentale. Sur le terrain, de telles méthodes semblent avoir payé.
Mais c’est aussi sur le « théâtre » des opinions publiques des Etats puissants, en l’occurrence et actuellement, les démocraties occidentales, que doivent se gagner de nombreuses batailles des guerres asymétriques. Dans le cas américain, le contrôle de l’information en provenance du champ de bataille irakien n’a pas suffit. Des contre-feux se sont allumés très tôt dans l’opinion, souvent en lien avec d’autres opinions publiques en Occident, permettant ainsi de retranscrire, en plus des faux motifs de guerre, la réalité des combats, la violence, la peur ressentie par les troupes, les dommages collatéraux, les exactions…
Si les variables technologiques et matérielles peuvent être plus ou moins aisément contrôlées, il en est autrement des variables humaines. A l’heure de l’Occident démocratique et pacifié, bénéficiant de l’Etat de droit, l’enjeu principal des guerres asymétriques réside dans le rapport à la mort de ses sociétés, qui de plus en plus, s’avèrent difficilement capables de subir la violence comme de l’exercer.