10 décembre 2014

ACTU : Un rapport accablant du Sénat américain critique les méthodes de torture utilisées par la CIA pour lutter contre le terrorisme

David ROY

Un rapport du Sénat américain paru le 9 décembre, critique très sévèrement les méthodes de torture de la CIA (Central Intelligence Agency) dans le cadre de la «guerre contre le terrorisme» après les attentats du 11 septembre 2001, sous la présidence de George W. Bush. L'enquête parlementaire, dont vingt conclusions et un résumé d'environ 500 pages, expurgés des informations les plus sensibles, ont été rendus publics par la commission du renseignement du Sénat, révèle que les techniques renforcées d'interrogatoire de la CIA «n'ont pas été efficaces» et ont été «bien pires» que ce que l'agence d'espionnage avait reconnu jusqu'à présent.

Le rapport accuse l'agence d'avoir soumis 39 détenus à des techniques brutales pendant plusieurs années, dont certaines n'étaient pas autorisées par l'exécutif américain. «La CIA a employé ses techniques d'interrogatoire renforcées à répétition pendant des jours et des semaines», décrit le rapport.

Les détenus ont été jetés contre les murs, dénudés, placés dans des bains glacés, empêchés de dormir pendant des périodes allant jusqu'à cent quatre-vingts heures. Le détenu Abou Zoubeida, après avoir subi des simulations de noyade à répétition, «avait de la mousse sortant de la bouche», détaille encore le document.

Programme inefficace

«A aucun moment les techniques d'interrogatoire renforcées de la CIA n'ont permis de recueillir des renseignements relatifs à des menaces imminentes, tels que des informations concernant d'hypothétiques “bombes à retardement” dont beaucoup estimaient qu'elles justifiaient ces techniques», a déclaré lors de sa présentation la présidente de la commission du renseignement, la démocrate Dianne Feinstein.

L'enquête accuse la CIA d'avoir «menti», non seulement au grand public mais aussi au Congrès et à la Maison Blanche, sur l'efficacité du programme, notamment en affirmant que ces techniques avaient permis de «sauver des vies».

Le Président Barack Obama a dénoncé des méthodes «contraires» au valeurs des Etats-Unis, quelques minutes après la publication du rapport. «Ces techniques ont fortement terni la réputation de l'Amérique dans le monde», a expliqué M. Obama, qui avait officiellement mis fin à ce programme dès son arrivée à la tête du pays, en janvier 2009, promettant de tout faire pour que ces méthodes ne soient plus jamais utilisées : «Aucune nation n'est parfaite, mais une des forces de l'Amérique est notre volonté d'affronter ouvertement notre passé».

Le Président américain a jugé, le 8 décembre, que la publication de ce rapport était utile, «pour permettre aux gens aux Etats-Unis et à travers le monde de comprendre exactement ce qui s'est passé».

La CIA contredit le rapport

Le patron de la CIA, John Brennan, a admis que l'agence avait commis des erreurs en utilisant la torture comme méthode d'interrogatoire, mais contredit le rapport du Sénat, insistant sur le fait que cela avait permis d'empêcher d'autres attentats, après le 11-Septembre.

Selon M. Brennan, une enquête interne menée par la CIA a mis en lumière que les interrogatoires poussés contre des suspects de terrorisme avaient «permis de récupérer des renseignements qui ont permis d'empêcher des attentats, de capturer des terroristes et de sauver des vies».

Plusieurs responsables républicains ont immédiatement dénoncé un rapport partisan, une «réécriture d'événements historiques», selon un communiqué de Mitch McConnell, chef des sénateurs républicains, et du vice-président républicain de la commission du renseignement, Saxby Chambliss. De nombreux républicains disent craindre que la transparence ne donne du grain à moudre aux «ennemis» de l'Amérique, et suscite des représailles.

Un expert de l'ONU appelle à des poursuites

Au contraire, du côté de l'ONU, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l'Homme et la lutte antiterroriste, Ben Emmerson, s'est réjoui de la publication du rapport. Tandis que quatre ans se sont écoulés entre la finalisation du rapport et la publication de son contenu par le Comité du renseignement du Sénat américain, il a estimé que «L'administration [américaine] doit être félicitée pour avoir résisté aux pressions internes visant à supprimer certaines conclusions importantes».

Le résumé du rapport «confirme ce dont la communauté internationale a depuis longtemps été convaincue: une politique orchestrée à un niveau élevé de l'administration Bush a bien permis de commettre des crimes systématiques et des violations flagrantes des droits de l'homme», a déclaré le 9 décembre M. Emmerson.

Bien que l'identité des auteurs de cette politique ait été expurgée du rapport de synthèse, ces derniers sont connus du Comité du renseignement du Sénat américain. «Les individus responsables de cette conspiration criminelle doivent être traduits en justice », a affirmé M. Emmerson, précisant que même si ces crimes ont été autorisés à un haut niveau du gouvernement des Etats-Unis, cela n'excuse en rien ceux qui les ont perpétrés. «Au contraire, cela ne fait que renforcer le besoin d'une responsabilité pénale».

L'expert de l'ONU a ajouté que le droit international interdit l'octroi de l'immunité aux fonctionnaires qui ont commis des actes de torture, interdiction qui s'applique non seulement aux auteurs de ces crimes mais également aux hauts fonctionnaires du Gouvernement américain qui les ont conçus, planifiés et autorisés.

«La Convention des Nations Unies contre la torture et celle relative aux disparitions forcées obligent les États membres à poursuivre les criminels ayant commis ces actes», a poursuivi M. Emmerson, précisant que les peines les plus lourdes doivent être réservées aux individus impliqués dans la planification de ces crimes.

«La torture relève de la compétence universelle. Les auteurs peuvent donc être poursuivis par tous les pays où ils sont amenés à se rendre», a rappelé en conclusion le Rapporteur spécial. «Cependant, la responsabilité première de les traduire en justice incombe au Ministère américain de la Justice et à son ministre».

Sources : AFP / Le Monde, ONU



Gille PARIS, « Les vingt conclusions du rapport surles tortures menées par la CIA », Le Monde, 9 décembre 2014

La présidente de la commission du Sénat américain chargée du renseignement, Dianne Feinstein (démocrate), a présenté, le 9 décembre, les vingt conclusions de l'enquête parlementaire sur les méthodes d'interrogatoire assimilées à de la torture pratiquées par la CIA dans les premières années de la « guerre contre le terrorisme », après les attentats du 11-Septembre. Vingt points qui ressemblent à vingt actes d'accusation :

1- Les méthodes d'interrogatoire renforcées n'ont pas été efficaces pour obtenir des renseignements ou la coopération des détenus.

2- Les arguments utilisés par la CIA pour justifier le recours à ces méthodes d'interrogatoire ont reposé sur des déclarations fausses concernant leur efficacité.

3- Les interrogatoires des détenus ont été brutaux et pires que la présentation qui en a été faite aux responsables politiques.

4- Les conditions de détention des détenus ont été plus sévères que ce que la CIA en a dit aux responsables politiques.

5- La CIA a fourni de manière répétée des informations inexactes au ministère de la justice, empêchant une évaluation juridique correcte du programme d'interrogatoires renforcés.

6- La CIA a agi de manière répétée pour contrarier ou empêcher une supervision de son programme par le Congrès.

7- La CIA a empêché la supervision de son programme par la Maison Blanche.

8- Le programme de la CIA a compliqué et parfois même contrarié les missions de sécurité nationale d'autres agences de l'exécutif (dont le FBI).

9- La CIA a empêché la supervision de son programme par le bureau de l'inspecteur général.

10- La CIA a organisé des « fuites » à la presse d'informations classifiées, en particulier d'informations erronées à propos de l'efficacité de ce programme d'interrogatoires renforcés.

11- La CIA n'était pas prête à remplir cette mission de détention et d'interrogatoires plus de six mois après en avoir reçu le pouvoir.

12- La CIA a géré son programme de manière insatisfaisante (nomination de responsables sans expérience ou accusés de violences dans des missions précédentes).

13- La CIA a externalisé à deux psychologues extérieurs à l'agence la conception de son programme, comme elle a externalisé massivement des opérations qui lui étaient rattachées. 

14- La CIA a eu recours à des techniques d'interrogatoire qui n'avaient pas été approuvées par le ministère de la justice ni par la direction de l'agence.

15- La CIA n'a pas tenu à jour le compte des détenus interrogés, a retenu des personnes qui légalement ne pouvaient l'être, et présenté une comptabilité des interrogatoires erronée.

16- La CIA s'est montrée incapable de faire une évaluation correcte de l'efficacité de son programme.

17- La CIA a rarement sanctionné les personnes responsables de comportements inappropriés, de violations sérieuses de ses propres politiques.

18- La CIA a minoré ou ignoré les critiques internes soulevées par son programme.

19- La CIA a été contrainte de mettre un terme à son programme en 2006 à la suite de « fuites » non autorisées dans la presse, d'une coopération réduite des pays tiers et de préoccupations d'ordre légales.

20- Ce programme d'interrogatoires renforcés a abîmé l'image des Etats-Unis et s'est traduit par un coût élevé (300 millions de dollars en dehors des frais de personnels), mais aussi par une dégradation des relations avec d'autres pays.

Le résumé d'environ 500 pages du rapport, expurgés des informations les plus sensibles, est disponible dans son intégralité (en anglais).

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire